TOGO. Où en est la révolution ? [1/2] : Le nouvel équilibre de la terreur

21317791_1458537937560113_8661688452504150080_n (2).jpg

  La peur aurait changé de camp ! L’opposition togolaise en est convaincue, le régime de Faure Gnassingbé est à une salve de manifestations de la rupture. Muré dans un silence assourdissant depuis le début de la contestation, le chef de l’Etat togolais serait tétanisé par une peur bleue. En attendant la chute finale, sans cesse remise à la mobilisation suivante, le régime serait donc en sursis. Après l’« Ultime avertissement » et le « Jour de colère », respectivement les 4 et 5 octobre dernier, on nous annonce le coup de grâce pour bientôt. Les 18 et 19 octobre prochains ? Peut-être. Une chose est sure, l’évènement est prévu pour être diffusé en mondovision sur les réseaux sociaux et les télévisions étrangères. Une révolution 2.0 à la tunisienne à vivre en live, avec ou sans blackout internet sur place. S’il faut se tenir aux mobilisations monstres de septembre et d’octobre, les Togolais du dedans comme ceux du dehors ont décidé d’en finir avec cinquante ans de règne des Gnassingbé. « Vox populi, vox dei » assurent Jean Pierre Fabre et Tikpi Atchadam, les deux coréalisateurs du blockbuster. Le story-board est déjà prêt, le méga-script a été appris par cœur par les différents acteurs triés sur le volet. Au niveau du casting, on est sur un mix d’Expendables 4 et d’Ocean’s Eleven avec la foule de manifestants colériques en co-starring. Des grognards et des bizuths. Des hommes et des dieux. Car il faut bien entendre des voix du ciel pour opposer des pavés et des pneus brûlés aux gaz lacrymogènes, aux balles en caoutchouc et autres armes létales.

 La mécanique du chaos

   Les analyses tièdes, sans additifs émotionnels, qui rappellent platement l’asymétrie des forces ne refreinent plus les ardeurs, loin de là ! Galvanisés par des messages vidéos d’activistes et autres militants dans la diaspora togolaise en Europe et aux Amériques, certains protestataires seraient réellement déterminés à « conclure la lutte ». Après avoir été violemment expulsés à coups de matraque de Deckon au soir du 7 septembre, on ne voit pourtant pas comment ils viendraient à bout des dispositifs policiers mobilisés à chaque manifestation. Après quoi, il leur faudrait affronter une première ligne de bérets rouges et puis celle des bérets verts de la Garde présidentielle avant d’accéder au Palais de la nouvelle Présidence pour réaliser le remake de la Révolution burkinabé. Mission (quasi) impossible disent les observateurs, mais c’est bien connu les révolutionnaires sont des têtes brûlées. Et comme le dit le nouveau mantra de l’opposition « la lutte populaire est invincible ». Auréolés de ce talisman, certains « fous » (la formule est du colonel Yark Demahame) seraient prêts à se porter volontaires pour servir de chairs à canon dans une bataille presque perdue d’avance. Face à l’enlisement du processus parlementaire et à la crise de confiance qui sapent toute tentative de dialogue, s’inscrire en porte-à-faux à la stratégie du choc, à contre-courant des discours belliqueux, est devenu intenable dans les deux camps. L’esprit moutonnier ayant pris le pas sur l’esprit de discernement, l’intelligence collective est en marche arrière. Après des semaines d’attentisme et de prostration, le pouvoir tente de reprendre la main perdue par les ternes apparitions médiatiques du conseiller spécial Pacôme Adjourouvi. Sur les plateaux de Africa24 et de tv5monde, c’est dorénavant Christian Trimua, politico-brisquard et alchimiste du droit, qui fustige sans trembloter les velléités d’une opposition « radicalisée » qu’il soupçonne de vouloir rendre le pays ingouvernable afin de précipiter un « coup de d’Etat ».  De son côté, Tipki Atchadam appelle les loméens à sortir massivement jusqu’à l’atteinte du « chiffre critique » qui videra le problème des « itinéraires de son sens ». En bon marxiste, il espère atteindre le seuil critique qui va faire basculer le changement quantitatif en changement qualitatif. Face à ces incantations révolutionnaires, le pouvoir reste de marbre et muscle le dispositif d’encadrement et de répression des foules, en se gardant de tout usage disproportionné de la force. Le clash semble inévitable. Interdiction de sauter dans les bouées de sauvetage du côté du régime de Lomé II, alors même que le navire commence par tanguer. Malgré les avis de tempête défavorable, toute voix dissonante parmi les forces démocratiques est soupçonnée de trahir la cause du peuple. Des listes noires circulent sur les réseaux sociaux, les censeurs veillent au grain et la police de la pensée traque inlassablement la moindre réflexion déviante. Le Togo se tient debout et marche tout droit vers un engrenage mortel. Le pouvoir ne vient rien céder, l’opposition ne veut pas dialoguer. Les deux camps jouent la politique du pire et la spirale des tensions va monter crescendo jusqu’à un point de non-retour.  Jamais depuis 2005, le Togo n’a été aussi proche de basculer dans un chaos absolu à l’issue incertaine. Et pourtant, rien se semble pouvoir stopper l’ascension aux extrêmes.

La peur du déséquilibre

  Depuis août dernier, les marches de l’opposition convergent vers une voie à sens unique : la Révolution avec grand « R ». Est-elle possible ? Est-elle la souhaitable ? Les principaux acteurs ne s’embarrassent de ces questions, convaincus qu’ils auront le dessus à l’affrontement direct dans la rue. Au nom de cette solution miracle, qui parait être l’option privilégiée par la majorité des leaders de l’opposition, ils se montrent délibérément réfractaires à tout dialogue. En témoigne, les révocations de Mohamed Ibn Chambas, représentant du secrétaire général des Nations Unies pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel, et de la cheffe de la mission d’évaluation de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), par Jean Pierre Fabre, chef de file de l’opposition togolaise. Le rejet de ces initiatives de la communauté internationale traduit l’assurance tout risque placée par ces leaders dans l’indéfectible soutien de la rue togolaise et la conviction qu’elle fera plier le pouvoir. Aujourd’hui, la rue roule clairement pour l’opposition coalisée et n’attend que l’ordre de marcher sur le Palais. Quant au parti présidentiel, il est réduit à entretenir une foule de marcheurs sur commande à l’instar des « pleureuses », ces femmes rémunérées pour se lamenter et verser des larmes lors des obsèques, qui ne sont pas prêts à risquer leur vie pour défendre la peau de Faure Gnassingbé. Il peut néanmoins compter sur les forces de sécurité qui n’hésitent pas à donner la mort pour pérenniser le pouvoir en place.

  Entre marche tarifée et marche ou crève, il doit bien y avoir une bande d’arrêt d’urgence pour faire un pas de côté analytique. En prenant le risque de pécher par pessimisme ou par impertinence, essayons de soulever quelques évidences, d’inquiéter quelques certitudes et de secouer quelques servitudes volontaires. Une certaine torpeur intellectuelle, sous les oripeaux des foules impressionnantes qui drapent les rues du pays à chaque appel à manifester de l’opposition, soutient que le régime de Faure Gnassingbé serait transi de peur. Cette approche de la situation en termes d’inversion du camp de la peur exagère la force de la rue et minore au passage la capacité de nuisance du bras armé du régime. En effet, quand on resserre la focale, l’argument ne résiste pas à l’examen rigoureux de la trame factuelle telle qu’elle se déplie depuis l’épisode dramatique du 19 août 2017. Il n’est pas pertinent de laisser penser que le régime serait sur le point de s’effondrer, alors même qu’il regorge d’une force de frappe financière, de connexions internationales et de ressources de puissance suffisantes pour survivre à une guerre d’usure. Pour preuve, depuis le début de ce que beaucoup d’analystes qualifient avec emphase la « révolution togolaise », le régime n’a quasiment rien cédé. Il a tout au plus accéléré le calendrier des réformes constitutionnelles par l’adoption d’un projet de révision restaurant la limitation du nombre de mandat et le mode de scrutin majoritaire à deux tours. Outre c’est deux points qui relevaient du tarif syndical, la majorité présidentielle a refusé d’inscrire la mention « en aucun cas nul ne peut faire plus de deux mandats » dans la loi fondamentale. Et quant aux manifestations, elles sont régulièrement réprimées par les forces de sécurité et de défense. En réalité, la peur n’a pas changé de camp mais c’est le peuple qui ne se laisse plus intimider. La chape de plomb du pouvoir est tombée et les Togolais crachent à jet continu leur fiel sur la personne du chef de l’Etat. Ils sont comme désinhibés après une décennie d’abattement et de soumission volontaire. Au regard de ce qui précède, dans quelle configuration politique sommes-nous entrés si la grille de lecture commodément appliquée n’est pas pertinente ? Il faudrait plutôt parler d’un phénomène d’égalisation relative des forces opérée de facto le soir du 7 septembre à Deckon. En puissance, il s’agit d’un équilibre asymétrique entre deux entités de nature et de forces inégales. D’un côté des manifestants/émeutiers et de l’autre des policiers/militaires. Ce fragile équilibre de la terreur, désignant une situation dans laquelle toute confrontation directe entrainerait une destruction mutuelle assurée des protagonistes, s’est établi entre le pouvoir de la rue (dont se réclame l’opposition) et le dépositaire de la contrainte physique légitime (l’Etat défenseur de la légalité), entre l’instituant et l’institué, la fronde et la force, le pouvoir réel et le pouvoir légal, les foules de contestataires et l’armée loyale au pouvoir de Lomé II. Grâce à internet, il est devenu impossible de mener une répression brutale, à huis clos, à l’abri des regards indiscrets comme en 2005. Aujourd’hui, les nouvelles technologies et les téléphones intelligents à bon marché ont transformé chaque togolais en média individuel. Chaque violence, chaque violation et chaque brimade sont documentées, partagées et relayées sur les médias sociaux. Malgré les coupures d’internet, des images et vidéos sont abondamment exportées sur Facebook et WhatsApp. Dans ces conditions, cet affrontement tragique entre légitimité et légalité ne peut aboutir sur l’anéantissement d’aucun des deux protagonistes, les uns étant démunis et les autres étant contraints à la retenue. Le régime pour pallier l’absence d’opportunité d’écrasement de la contestation par la force mise sur un gel de la situation et une médiation étrangère pour dissiper la tension. Une attitude qu’il ne faut pas confondre avec un affaiblissement car le régime peut aussi bien jouer la pire des politiques. Il serait donc suicidaire de laisser croire aux manifestants les plus zélés qu’ils peuvent l’emporter, même à l’aide de cocktail Molotov comme les y incitent des activistes de la diaspora, contre une armée togolaise soudée derrière le chef de l’Etat. Elle a abondamment prouvé son implacable brutalité et sa fidélité au régime en place au cours des cinquante dernières années.

   À ce propos, le glissement de la contestation en insurrection populaire comme cela a été observé le 5 octobre (« Jour de colère ») est un des plus sûrs moyens de casser le mouvement. La rupture de l’équilibre précaire des forces pourrait survenir à la suite d’un mésusage de la rue par l’opposition. De façon inhérente, la rue est un pistolet à plusieurs coups. À force de multiplier les tirs de semonce, l’opposition togolaise pourrait bien finir par vider son chargeur et se retrouver à tirer à blanc en pleine bataille. La guérilla de la rue contre l’armée ne peut être une confrontation éclair mais une longue guerre d’usure. La lassitude et l’exposition des protestataires dépourvus d’armes à feu à la répression policière pourraient bien finir par briser le moral des troupes comme en 2005.

WhatsApp Image 2017-09-25 at 22.27.24 (5)De la rue comme une arme de dissuasion politique

 Toutes proportions gardées, le Togo renoue avec une configuration politique très similaire à la constellation historique entrouverte à partir du 5 octobre 1990. La période qui va du soulèvement populaire d’alors au lendemain des législatives partielles de 1994 peut être qualifiée rétrospectivement de « premier équilibre de la terreur ».  Abstraction faite du contexte international qui a considérablement changé, de l’amplitude transnationalisée de la contestation et du changement de supports ainsi que des modes de diffusion de la contestation, l’épisode politique inaugurée le 19 aout 2017 réinstalle le pays dans un « nouvel équilibre de la terreur ». L’ordre politique togolais étant traditionnellement marqué par une domination monopolistique du parti au pouvoir sur les forces politiques dites d’opposition, ces moments de respiration démocratique offrent des possibilités inédites d’égalisation des pôles et d’oscillation du balancier des forces. Mais également, la contestation de l’hégémon central génère des incertitudes et des risques de violences asymétriques hystérisées. Le régime ne sachant répondre aux revendications populaires que par la répression violente. Si en 1990, la contestation s’inscrivant dans le sillage du discours de La Baule, a bénéficié de la bienveillance relative de Paris, cette fois-ci, ce sont les médias et les réseaux sociaux qui retiennent les coups du régime. Le gouvernement en place, tant bien que mal, tente sans grand succès de limiter le flux d’images qui sort du pays par des coupures abusives d’internet. Avec ou sans garanti de huis clos, il n’hésiterait pas à déployer une violence disproportionnée si son pronostic vital venait à être engagé. L’apparente retenue des militaires n’étant pas un signe de faiblesse, que devrait faire l’opposition ?

   La clé de l’énigme se trouve dans l’autopsie du premier équilibre de la terreur (5 octobre 1990-13 décembre 1994). Comprendre l’échec des forces démocratiques dans la décennie 90 pourrait bien inspirer le groupe des 14 à éviter de tomber dans les mêmes travers. D’abord, au niveau de la posture et de la psychologie générale des acteurs de la période 90, ce qui dominait nettement c’était l’arrogance des jeunes premiers et un sentiment de mépris pour le général Eyadema qu’ils ont payés très cher. En 2017, l’arrogance est mâtinée d’une précautionnite qui frise la paranoïa. Alors que la génération des opposants 90 n’avait pas peur du contact, les leaders actuels préfèrent garder leur distance. Une allergie à l’étreinte physique qui trahi une peur panique de se faire avoir en cas de négociation. En clair, si l’opposition ne veut pas dialoguer c’est parce que, d’une part, le régime « ne tient jamais ses engagements » dit-elle, et d’autre part, elle a peur de se faire avoir par les « ruses » et les « subterfuges » de l’adversaire (pour citer Jean Pierre Fabre).

  Ensuite, de façon plus structurelle, le premier équilibre de la terreur a permis de déverrouiller le système de parti unique, de rétablir le multipartisme, d’instaurer un régime de transition défait le 3 décembre 1991, de doter le pays de la fameuse constitution de 1992 et d’organiser deux consultations électorales décisives (présidentielle en 1993 et législatives en 1994). Malgré les régressions ultérieures, ce fut un moment d’intenses négociations et de tensions politiques paroxystiques qui a permis de faire basculer le Togo dans l’ère démocratique. Après la fusillade de la Primature du 3 décembre 1991, le général Eyadema remporte son duel à distance avec Joseph Kokou Koffigoh. Il bénéficiera deux ans plus tard du désistement des leaders de l’opposition à la présidentielle 1993 et de la discordance entre Yawovi Agboyibo et Edem Kodjo pour achever de reconquérir la plénitude de sa puissance perdue pendant la transition. Dans la décennie 90, l’affaiblissement du pouvoir du général a offert à l’opposition la possibilité de remporter les élections successives de 1993 et 1994. Qu’en fit-elle ? Aux présidentielles de 1993, les principaux leaders ont joué des coudes pour s’exclure les uns après les autres pour finir par boycotter le scrutin. Le dernier clou dans le cercueil de l’alternance a été planté lors des législatives de 1994. L’opposition (CAR & UTD) arrivera en tête du scrutin avec 43 sièges sur 81 (36 pour le CAR et 7 pour l’UTD) mais échouera à s’entendre pour gouverner le pays. Contre toute attente, Edem Kodjo, le président de l’UTD, finira par accepter sa nomination par Eyadema à la Primature.

  Alors faut-il se cacher derrière les barricades et attendre que l’Histoire s’écrive toute seule, à la force des sacrifices d’une jeunesse déchaînée ? Où faut-il saisir cette session de rattrapage historique pour corriger les lacunes d’hier ? Comme en 1991, le régime des Gnassingbé continue de reposer sur l’armée et Faure ne démissionnera pas ! En quatre ans, Eyadema Gnassingbé aura survécu à la Conférence nationale souveraine (CNS) et à la grève générale illimitée déclenchée 13 novembre 1992, on peut en attendre la même capacité de résistance de la part de son fils. Son silence en dit long. Il espère passer entre les gouttes… Il y a 27 ans, la rue n’est pas venue à bout du général Eyadema. Aujourd’hui, convenablement utilisée, elle peut devenir une arme de dissuasion politique pour préparer un raz-de-marée électoral. Exactement comme dans la « décennie des troubles », deux scrutins majeurs s’annoncent à l’horizon (2018 et 2020). La leçon à retenir de la décennie 90 c’est que l’opposition a gagné l’élection qu’elle n’a pas boycottée, même si elle n’a pas su gérer sa victoire par la suite. Le régime est affaibli foncièrement et parait incapable de remobiliser sa base électorale à très court terme. Les achats de consciences, qui ont assuré les récents succès électoraux d’UNIR, ne marchent plus. La preuve ! Malgré les 2 à 5000 francs CFA à la clé des marches, le parti présidentiel est contraint de faire de l’import-export de militants et recourt aux effets spéciaux de Photoshop pour maquiller les trous dans les cortèges de supporters.  La situation est suffisamment mûre pour que l’opposition arrache par la négociation un cadre électoral acceptable et propice à l’expression de la volonté populaire. Le pouvoir n’est pas dans la rue mais dans les urnes. Dans la rue, les manifestants auront toujours en face d’eux l’armée togolaise. La véritable limitation définitive du nombre de mandats de Faure Gnassingbé passe une stratégie électorale concertée de conquête de la Primature en 2018 puis du palais de la Marina en 2020.  Avec une majorité confortable au parlement, l’opposition pourrait même modifier le code électoral, retoucher le découpage et investir la présidence de la CENI voire réviser des dispositions constitutionnelles. Il faut convertir la colère sociale en suffrage populaire. Voilà comment le Togo gagnera la liberté et la démocratie sans devoir en passer par la guerre civile.

[ à suivre …]

Laisser un commentaire